Je voudrais tout d’abord, et non pas seulement parce que c’est l’usage, remercier très sincèrement le jury et son président qui me font l’honneur de me distinguer par le prix Saint-Simon. Je comprends en effet qu’il s’agit par ce prix de récompenser le regard porté sur son époque par un auteur, autant sinon plus que l’évocation de ses tranches de vie passées, aussi glorieuses que celles-ci aient pu être.
Or précisément, mes tranches de vie n’ayant pas été particulièrement glorieuses, l’ambition que je me suis fixé lorsque j’ai entrepris de me lancer dans l’écriture de ce livre était bien de rendre accessible à mes contemporains une réalité du fait guerrier que, par un mystère que - je l’avoue - je ne parviens toujours pas à m’expliquer tout à fait, ils ont décidé d’ignorer absolument. Ou plutôt dont ils ont décidé qu’il était définitivement obsolète. Ce que je ne crois pas, bien sûr. Car, aussi réjouissante que puisse être cette belle utopie, ma vie de soldat toute entière m’a confronté à cette entêtante persistance de la violence et de la guerre dont je ne pense pas qu’on puisse un jour exonérer définitivement le genre humain.
Lequel genre humain de mes contemporains d’ailleurs était tellement persuadé d’avoir atteint un stade supérieur de développement et de morale que, trop heureux de considérer qu’il était enfin débarrassé de la barbarie des temps anciens, il considérait avec une vague et toutefois bienveillante commisération cette étrange espèce d’hommes, survivance des époques obscures, reste de société cromagnonesque, que constituait la soldatesque. Cantonnée -Dieu merci ! - dans une armée professionnelle réduite dont on se souvenait qu’elle existait lorsqu’une malencontreuse grève des éboueurs venait empuantir les rues de nos grandes villes, cette population militaire n’inspirait en réalité rien d’autre qu’une indifférence que je comprenais d’autant moins qu’il m’avait toujours semblé que je ne pouvais combattre - et donc donner la mort - qu’au nom de mes concitoyens et en engageant leur responsabilité. Plus encore, il me paraissait que mes frères d’armes étaient admirables et que, de même que la compréhension du fait guerrier était sans doute indispensable à la lucidité des Français, l’observation de la manière d’être, de penser et de servir des soldats dans la guerre pouvait être de nature à inspirer notre société, à lui donner la conscience de sa nature collective, à l’humaniser enfin.
Quelle prétention devez-vous penser ! Vous avez raison et j’espère que vous pardonnerez ce que mon ambition contient de démesure et d’arrogance. Mais, sans que j’ose me hausser à des hauteurs qui ne sont pas à ma portée, n’ai-je pas un peu raison lorsque j’imagine que Saint-Simon avait lui aussi l’envie d’éclairer ses contemporains, de leur faire mesurer un certain degré de décadence dans lequel ils entraient, de les inciter à mesurer leur absence de lucidité, de les instruire d’une nostalgie de la grandeur et de l’honneur dont il espérait peut-être malgré tout que naîtrait un sursaut ?
Au demeurant, Saint-Simon n’a jamais jugé nécessaire d’éveiller les consciences sur les grandes questions de la guerre et de l’armée. Parce que cela n’était pas nécessaire et qu’il était parfaitement évident pour tout le monde que la guerre demeurait l’activité principale des hommes et des rois. Parce qu’il n’avait qu’une connaissance assez pauvre de l’armée et une expérience également assez réduite de la guerre. Enfin parce qu’il devait regretter que ce qui avait été au fondement même de l’ordre médiéval et aristocratique ne puisse plus, dès son époque, aider à étayer un monde de préséances et de privilèges dont il observait l’ébranlement.
Sous Louis XIV en effet l’armée rompait avec le principe féodal dont avaient procédé jusqu’alors toute son organisation et tout son fonctionnement. Exemptée d’impôts, la noblesse continuait de ne devoir au roi que le service militaire et le sang qu’elle acceptait d’y verser. Mais l’époque était révolue où un grand seigneur rassemblait ses vassaux à l’appel du roi, les payait, les équipait et les habillait comme il l’entendait et les conduisait à la guerre en choisissant ceux qui commanderaient sous ses ordres.
Plus que l’ost royal, Les guerres du temps nécessitaient d’engager de véritables armées de plus de cent mille hommes dont il fallait absolument uniformiser les équipements et les doctrines d’emploi afin de garantir l’unité et la cohésion d’ensemble sans lesquelles il n’est point de victoire possible. S’ensuivaient une organisation rigoureuse et un commandement très ferme dans lesquels notre duc ne trouvait pas son compte. Peut-être faut-il voir ici l’une des principales origines de la détestation de Saint-Simon pour Louvois qui fut le premier instigateur de cette réforme majeure des armées et de l’art de la guerre.
Certes, cette révolution fut conduite en prenant bien garde à ménager les plus grands seigneurs. Ainsi le maintien de la vénalité des offices militaires permit que l’on continuât d’acheter compagnies et régiments, d’en demeurer le propriétaire et de se voir attribuer les grades correspondants de capitaine ou de colonel. Mais on ne pouvait plus choisir ses officiers, ni prélever une quote-part sur la solde de ses subordonnés et tout commandant était strictement contrôlé par des inspecteurs qui rendaient compte directement au ministre de ses insuffisances. La véritable autorité passait donc du colonel du régiment à celui qui en tenait lieu, lieutenant-colonel, officier de métier, issu du rang le plus souvent et ne possédant aucun quartier de noblesse. Ce que gagnait l’autorité du roi, la noblesse le perdait, pour le plus grand bien de la nation sans doute mais au grand désarroi de notre cher Saint-Simon.
Pire encore, soucieux de consolider la formation des officiers, Louvois avait convaincu le roi de contraindre chacun d’eux à ne pouvoir entrer dans la carrière qu’en servant pendant un an comme simple homme du rang. Là encore, on prit garde de ménager les plus grands seigneurs et lorsque notre duc, simple mousquetaire gris du roi, quitta le service de garde à Versailles pour accompagner son souverain en campagne on lui autorisa une suite de deux gentilshommes et un équipage de trente-cinq chevaux et mulets. Vous conviendrez qu’il s’agissait là bien plus d’un train de duc et pair que de simple soldat.
Mais ces égards ne consolèrent pas Saint-Simon, définitivement écœuré de voir les « gens nés pour commander aux autres », contraints de porter le mousquet comme de simples soldats, de suivre -pas tout-à-fait quand même- les voies ordinaires de l’avancement et, comme il l’écrit, « à n'être plus qu'un vil peuple en toute égalité ».
Vous souffrirez donc que je n’éprouve pour le militaire (médiocre au demeurant) qu’il fut qu’une admiration très relative et que je me sente en la matière bien plus inspiré par son contemporain, le maréchal de Belle Isle dont je vous recommande la lecture de l’admirable lettre qu’il écrivit à son fils, le comte de Gisors, au moment où celui-ci prit le commandement du régiment de Champagne.
Et s’il faut qu’en matière militaire je trouve un mérite à Saint-Simon ce sera uniquement parce qu’il était ami du maréchal de Belle Isle et que, ne renonçant pas aux contradictions, il louait son zèle de soldat et le grand soin qu’il prenait, dans son métier, à veiller dans le détail au bien-être de ses hommes.
Je dois en revanche relever sa très grande clairvoyance et la lucidité avec laquelle il observa qu’au-delà d’une révolution dans les affaires militaires, c’est bien un bouleversement politique et social qu’annonçaient les réformes de Louvois qui, en créant un service réellement populaire permettait de bâtir l’armée de la nation.
Et au moment où je vous dis cela, je m’effraie à nouveau de constater que mes contemporains, toute ma vie de soldat, ont ignoré ce lien puissant qui les unissait aux armées, ont participé à dénaturer notre belle république en négligeant que le fait central de la politique est le rapport à la violence, en oubliant que la Défense est, comme le disait le général de Gaulle lors du discours de Bayeux, « la première raison d’être de l’État et qu’il n’y peut manquer sans se détruire lui-même ».
Voilà pourquoi je dois encore vous remercier pour ce beau prix que vous me décernez. Parce qu’il donne de la force à ce que j’ai voulu partager, parce que, peut-être, il permettra qu’en ces temps tragiques nos armées inspirent leur société. Que le message qu’elles portent, de service, de courage et de fraternité soit à nouveau entendu.