Mon Général,
Mesdames, Messieurs,
Leurs uniformes et leurs képis étoilés ne doivent pas nous tromper. Les généraux sont particuliers. Ils ne se ressemblent pas tous. Tel Clémenceau s’autorisant de son propre doctorat pour dire pis que pendre des médecins, De Gaulle lui-même n’a jamais ménagé ses collègues, notamment quand il a parlé, au moment, du putsch d’Alger, d’un « quarteron de généraux à la retraite au savoir-faire expéditif et limité ».
« Un savoir-faire expéditif et limité » ! Cette superbe rosserie gaullienne, que notre cher Saint-Simon, on en conviendra, eut pu proférer ; ne saurait être en tous cas formulée à l’encontre de François Lecointre. Si celui-ci s’est fixé les limites d’un petit ouvrage de 116 pages, la profondeur de la réflexion et la qualité des évocations ne caractérisent en rien une écriture à l’emporte-pièce.
Parlons plutôt d’un ouvrage d’une exceptionnelle densité.
Bien avant de prendre la plume, l’auteur a manifestement compris que ce ne sont pas les histoires de hauts gradés ou les plongées dans les coulisses de ministère de la Défense qui refléteront le mieux la réalité du métier militaire. Aussi les souvenirs qu’il nous offre sont surtout ceux du lieutenant et du capitaine qu’il fut. Le romantisme est là, comme dans tout ce qui évoque des interrogations de jeunesse, mais il n’étouffe en rien la vérité. Notre époque ne permet peut-être plus le lyrisme d’Alfred de Vigny, d’André Malraux ou d’Antoine de Saint-Exupéry. François Lecointre évite ces classiques citations dans son récit très moderne, à la première personne, riche pourtant de références littéraires et cinématographiques mais toujours placées à bon escient et sans aucune cuistrerie. On songe plutôt, le lisant, au Bernanos des « grands cimetières sous la lune ou au Dorgelès des Croix de bois. La question fondamentale, pour François Lecointre comme pour ses talentueux devanciers, n’en reste pas moins toujours la même. C’est celle, trêve de circonlocutions, de la précoce confrontation avec la peur et avec la mort.
Comment ne pas se faire tuer ? Comment tuer sans devenir un monstre ? À force d’utiliser le mot de façon métaphorique, qu’il s’agisse de politique et de football, on a cru la guerre - la vraie, celle qui tue - réservée aux livres d’histoire. Insouciance révolue.
Non seulement on feignait de ne pas voir que nos armées n’ont cessé d’être engagées dans des « opérations extérieures » ou des conflits tels que la guerre du Golfe ou les Balkans, mais on estimait que les affrontements autour de positions terrestres appartenaient au registre fermé de nos deux guerres mondiales. Aujourd’hui, les tranchées à l’ancienne et les affrontements aussi meurtriers que désespérés sont « revenus en Europe », expression à la mode mais que nous trouverons avec François Lecointre assez injuste. Elle omet en effet la tragédie balkanique, à trois heures de vol de Paris, au début des années 90.
Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre, disaient les Anciens et aucune technologie moderne ne changera rien à la nature humaine. François Lecointre sait mieux que quiconque qu’il ne faut jamais souhaiter la guerre mais toujours se préparer à la livrer. Les fous, ce ne sont pas ceux qui combattent mais ceux qui provoquent ou déclenchent des conflits. En phrases sobres, notre lauréat explique pourquoi le combat ne l’a pas rendu plus fort, seulement plus lucide sur la facilité des hommes à oublier leur humanité dans l’engrenage de la violence.
À deux ou trois reprises, les plongées dans l’horreur, au Rwanda tout spécialement révèlent la difficulté à ne pas devenir barbare soi-même.
Et là repose la vraie originalité de ce texte précieux. Nombreux sont ceux, avant vous , qui ont expliqué l’état d’esprit des hommes prêts au sacrifice suprême.
Mais rarement, sans doute, a-t-on vu aussi simplement décrit les doutes qui assaillent l’homme de guerre, qu’ils viennent de l’apparente absurdité des ordres reçus, de la peur de l’ennemi ou de celle - peut-être la pire - de se transformer en vengeur inhumain.
François Lecointre a beaucoup intériorisé les ombres et lumières de la condition militaire, grâce à l’exemple de son père ; commandant du « Redoutable » ou par la bouleversante image d’un oncle fauché en Algérie à la fleur de l’âge.
Le grand chancelier de la Légion d’honneur que notre lauréat est devenu après avoir été le grand patron de toutes nos armées n’a rien oublié du malaise éprouvé très jeune, au constat de l’indifférence de la plupart de nos compatriotes pour ceux qui défendent la France au péril de leur vie. C’est leur vérité qu’il veut nous faire comprendre afin que nous l’assimilions très au-delà du simple élan admiratif qui peut s’emparer de nous devant le défilé du 14 juillet. Il y a pour cela abondance « de récits dans le récit », tel le portrait d’un frère d’arme revenu à la vie civile, indemne et décoré, qui se suicide un beau matin, on devrait plutôt dire un horrible matin…
Mais comme chez Saint-Simon, l’humour affleure souvent au fil des pages telle une herbe folle poussant entre des pierres ensanglantées. On rit à l’évocation vacharde - encore l’esprit de notre duc ! - d’un officier croyant pouvoir tout résoudre à l’aide de fiches et de tableaux. Vous ne l’avez pas loupé !
Vous avez confié récemment que vous aviez préparé Saint-Cyr au lieu de l’école navale car vous vous trouviez « nul en maths ». Ce handicap ne transforme pas pour autant ceux qui en souffrent en vrais écrivains. Mais vous l’êtes pour votre part pleinement. La maison Gallimard qui vous édite ne s’y est pas trompé.
L’an prochain nous fêterons, mon général, les cinquante ans de notre Prix Saint-Simon. Un hasard providentiel, bien aidé par la sagacité du jury, aura voulu que la cohorte de nos lauréats soit renforcée de votre haute stature sur le chemin de cet anniversaire.
C’est pourquoi votre présence parmi nous est ressentie comme un honneur et un encouragement. Merci à vous et à tous ceux qui l’ont rendue possible, en tout premier lieu à notre cher président du Conseil départemental, Christophe Le Dorven, à Catherine Stroh; maire de La Ferté-Vidame, à Christelle Minard et à Xavier Nicolas ainsi qu’à tous les élus et à tous les bénévoles de notre organisation.
Sachons aussi dire la reconnaissance des Fertois et des Euréliens envers Mmes et MM. les sociétaires du Prix, à commencer par le président Marc Lambron.
Les membres du jury prennent le temps de façon tout à fait désintéressée de lire des dizaines d’ouvrages et de se réunir chaque année à deux reprises dans les locaux prêtés par l’Académie française. Cela mérite un grand merci.
Au terme de ce véritable effort collectif les habitants de notre territoire, en dépit de la modestie de leurs moyens, peuvent rendre hommage aujourd’hui non seulement au « Français le plus gradé » mais aussi à un grand soldat. Un héros qui aura été capable de « fendre l’armure » par l’écriture et laisser apparaître ainsi le cœur d’un parfait « honnête homme », au sens que l’expression présentait au XVIIIe siècle.
Je vous remercie.